Gisèle Loth

Auteure et chercheuse à l'Ille (UHA Mulhouse)

Réchésy,
Mon village

Voir les photos


Mes photos

Plus de photos


Je vous conseille

soupir.jpg

La maison des soupirs

de Bernard Fischbach


irwin.jpg

Le jardin d'Epicure

de Irvin Yalom


la_belle_inconnue.jpg

La belle inconnue

de Gabriel Braeuner



 


Ouvrages

L'Alsace, souvenirs d'écrivains célèbres

Imaginez un instant que vous chevauchez aux côtés de Montaigne, de Goethe ou d'Alfred de Vigny, que vous êtes assis auprès d'Andersen dans la diligence qui le mène de Paris à Strasbourg, que vous parcourez les anciens champs de bataille de Reichshoffen en compagnie d'Anna de Noailles ou que vous assistez aux premières expériences dans les airs de l'intrépide Saint-Exupéry...

L'Alsace, souvenirs d'écrivains célèbres

Extrait:

RAINER MARIA RILKE (1875 – 1926) “Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne - c'est à cela qu'il faut parvenir. Etre seul comme l'enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l'enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s'en affairent et que l'enfant ne comprend rien à ce qu'elle font. S'il n'est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d'être près des choses : elles ne vous abandonneront pas. Il y a encore des nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays. Dans le monde des choses et celui des bêtes, tout est plein d'événements auxquels vous pouvez prendre part. Les enfants sont toujours comme l'enfant que vous fûtes : tristes et heureux ; et si vous pensez à votre enfance, vous revivez parmi eux, parmi les enfants secrets. Les grandes personnes ne sont rien, leur dignité ne répond à rien.” C’est ce qu’écrivit Rainer Maria Rilke à Franz Xaver Kappus, qui rêvait de devenir poète. Et il savait de quoi il parlait cet enfant unique, dont le père, ancien militaire devenu employé des Chemins de Fer, et la mère, fille d’un riche négociant et conseiller impérial, ne s’entendaient pas. L’enfance du petit garçon fut d’autant plus solitaire, terne et morne, que sa naissance avait eu lieu après celle d’une fille mort-née, décès dont sa mère ne se consola jamais. Des années plus tard, Rilke dresserait à Lou Andreas-Salomé, ancienne égérie de Nietzsche, ce portrait d’elle : “Ma mère est venue à Rome et est encore ici. Je ne la vois que rarement, mais, tu le sais, chaque rencontre avec elle est une sorte de rechute. Quand il me faut voir cette femme égarée, irréelle, qui n’est rattachée à rien et ne peut vieillir, je sens combien j’ai souhaité dès mon enfance m’éloigner d’elle, et je crains au fond de moi de ne pas être encore assez loin d’elle, après ces années d’allées et venues, d’avoir encore quelque part en moi des mouvements qui sont l’autre moitié de ses gestes rabougris, des bribes qu’elle promène partout avec elle ; alors sa piété distraite me fait horreur, sa foi têtue, toutes ces caricatures et ces déformations auxquelles elle s’est accrochée, vide elle-même comme un vêtement, fantomatique et effrayante. Et dire que je suis son enfant ; et que dans ce mur délavé qui ne fait partie de rien, une porte dérobée, à peine visible, a permis mon entrée dans ce monde ! - à supposer que cette entrée puisse vraiment ouvrir sur le monde... ” Cela arriva pourtant. Bien qu’envoyé par son père dès l’âge de dix ans dans une école de Cadets, dont il garda un affreux souvenir, puis inscrit à l’école supérieure de Weisskirchen en Moravie, Rilke en sortit en 1891 et poursuivit ses études à Prague, Munich et Berlin. Mais surtout, il se mit à écrire de la poésie et à dix-neuf ans publia chez un éditeur strasbourgeois, Kattentidt, (lui même émigré et originaire de Prague), son premier recueil de poèmes intitulé Leben und Lieder. Puis il partit voyager à travers le monde. Ce fut la Russie d’abord avec Lou Andréas-Salomé, aux côtés de laquelle, il avait découvert l’amour et une nouvelle identité. C’est en effet à partir de leur rencontre, qu’il changera son prénom de René en Rainer. Par la suite, parmi ses nombreuses autres destinations, Paris sera un port d’attache où il restera durant douze ans, de 1902 à 1914, avec il est vrai, de grandes périodes d’absence. Il est venu à Paris sur le conseil de sa femme, Clara Westhoff, ancienne élève de Rodin, pour écrire une monographie du maître. Au fil du temps, il s’est également lié avec Eugène Carrière, Emile Verhaeren, André Gide, la Comtesse de Noailles, Paul Valéry et la galeriste d’origine alsacienne, Jeanne Bucher. La déclaration de guerre le confinera en Allemagne, où il passera quatre années douloureuses, avant de reprendre sa vie errante pour finir par s’installer dans le valais suisse, dans la tour de Muzot, qu’un industriel de Winterthur, Werner Reinhart, a acheté à son intention. Il ne retrouvera Paris qu’en 1925, après qu’un Alsacien, Maurice Betz, avocat et homme de lettres, admiratif de son œuvre, lui ait proposé de la traduire en français. C’est d’ailleurs chez Maurice Betz que Rilke rencontra le professeur et auteur Camille Schneider, qui lui proposa de l’accompagner jusqu’à Strasbourg. De là, ils se rendirent à Molsheim et Colmar. La première chose que fit Rilke en arrivant à Strasbourg fut de se diriger vers la place du Corbeau, à l’endroit où avait été installée l’imprimerie Kattentidt, qui avait publié ses premiers poèmes Die Lautenlieder, dans L’Almanach des muses, en 1894. Par la suite, le recueil avait été retiré du commerce à la demande de Rilke en 1898, et jamais réédité malgré les insistances de son éditeur. Pour toute explication, Rilke s’était contenté de confesser dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge : “des vers, quand on les a écrits jeunes, signifient si peu de chose”, et quand l’éditeur était revenu à la charge, il avait ajouté que “ces vétilles qui ont vu le jour avec tant d’à peu près et si peu d’à propos,” se heurtaient à ce qu’il appelait des “résistances involontaires”. En fait, il n’avait, à l’époque de cette première publication, pas encore assez voyagé, n’avait pas médité sur une multitude de paysages et de ce fait sa poésie n’avait pas encore absorbé toutes les souffrances et les joies de la vie. De cela il devait s’expliquer plus tard : “Car les vers ne sont pas comme certains le croient des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes, de choses... il faut pouvoir repenser à des chemins dans des pays inconnus, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à des mers, à des nuits de voyage... Et il faut savoir les oublier quand ils sont si nombreux, et il faut avoir la patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lèvent le premier mot d’un vers.” “Mais Rilke aimait ce qui était curieux et singulier, et il prêtait une âme à tous ces objets inanimés qui venaient se placer sous son regard” “En arrivant à Strasbourg, Rilke me proposa une promenade sur les quais, afin de revoir l’endroit où était jadis installée l’imprimerie Kattentidt. Un restaurant, dans la rue des Bouchers, remplace aujourd’hui l’imprimerie qui avait édité les premiers poèmes de Rilke, et une revue littéraire “Wegwarte” à laquelle Rilke collaborait comme critique littéraire. Chemin faisant, nous regardions le quai, la Cathédrale et le Château des Rohan. Soudain, il me parla des “deux seuls monuments vraiment beaux de la ville”. Cette déclaration subite éveilla ma curiosité. Le premier était bien entendu la Cathédrale, dont il me parla comme d’un ami de longue date, qui lui aurait révélé toute son âme, et qui était comme “un être vivant continuant nuit et jour son dialogue avec l’éternité”. Le second monument ne figurait et ne figure dans aucun guide, dans aucune histoire d’art. C’était, à côté du palais des Rohan, sur une terrasse donnant sur l’Ill, une simple fontaine composée d’un vaste bassin en forme de coupe où nageait un dauphin en faïence verte. Je ne me rappelle plus dans ses détails le commentaire élogieux et très singulier de Rilke sur cette fontaine. Elle-même a disparu lors du bombardement de la ville, en 1944. Le commentaire tournait cependant autour du symbole que représentait le dauphin dans le bassin de la fontaine. On sait que dans l’antiquité, le dauphin passait pour être l’ami de l’homme ; il aurait sauvé maints hommes des flots de la mer. D’ailleurs, dans les sculptures ou gravures anciennes, les âmes bienheureuses voguent sur le dauphin vers les îles fortunées. A Strasbourg, peu de touristes avaient remarqué cette curiosité sculpturale, écrasée par le voisinage du palais. Mais Rilke aimait ce qui était curieux et singulier, et il prêtait une âme à tous ces objets inanimés qui venaient se placer sous son regard. De Strasbourg, nous nous sommes dirigés vers Colmar, où nous avons passé quelques heures devant le retable d’Issenheim. Après avoir médité en silence, devant les volets de l’immortel chef-d’oeuvre, Rilke observa durant plus d’une heure les visiteurs, afin de surprendre dans leur regard la spiritualité qu’inspire une telle œuvre. Il n’avait pas tort : dans bien des cas, l’étude des visiteurs est aussi instructive, voire aussi édifiante que celle du chef- d’œuvre devant lequel ils arrêtent leur regard et leurs pensées. N’était-ce pas également ce que j’avais pensé la veille, en observant Rilke devant la fontaine de Strasbourg ?”

Retour