Ouvrages
Les Oberlé
Extrait:
Chaque livre possède, au-delà de ce qu’il donne à lire au public, sa propre histoire. Très souvent, c’est l’auteur qui la raconte. Mais il arrive, comme cela fut le cas pour Les Oberlé, qu’il soit imprudent, voire dangereux, d’y faire allusion. Lorsqu’il en est ainsi, la plupart du temps, le secret de cette naissance finit par disparaître à l’ombre des jours. Mais, force est de constater, que parfois le destin permet de révéler des dizaines d’années plus tard ce qui était resté caché. C’est également le cas des Oberlé. Ainsi, la France et l’Allemagne, non plus ennemies, mais alliées au sein de la construction européenne et une succession d’heureuses rencontres ont permis que cette réédition soit augmentée de son avant-propos. Les Oberlé peuvent donc prendre un nouvel envol qui réunit l’écrivain et ses amis alsaciens, sans lesquels l’œuvre n’aurait pu voir le jour. Fernand de Dartein, Charles Spindler, Auguste Michel, sont autant de noms qui jalonnent la trame de l’ouvrage. Mais parmi eux, celui du docteur Pierre Bucher, ardent défenseur de l’espace culturel français en Alsace allemande (1900-1914), se détache avec plus d’importance. Bien avant moi qui suis sa biographe, un Américain du nom de Joseph Harlan Leighton avait souligné dans sa thèse, René Bazin et l’Alsace, en 1953, combien certaines scènes du roman reproduisaient presque textuellement les propositions du docteur Bucher. Le lecteur l’aura compris : Les Oberlé sont avant tout le fruit de belles amitiés. Dans un premier temps, en 1901, elles permirent au livre d’être publié à plusieurs milliers d’exemplaires et traduit en douze langues, car tout autant qu’un éblouissant succès littéraire, Les Oberlé furent, comme l’avaient souhaité René Bazin et Pierre Bucher, un événement historique qui rendit perceptible à un vaste public, et ceci dans le monde entier, ce qu’était la situation de l’Alsace à cette époque. Cent ans plus tard, d’autres amitiés, qui réunissent les noms d’Eliane Dercaine, de Jean-Charles Spindler, du Comte Hubert d’Andlau à celui de François Catta, petit-fils de René Bazin, me permettent de rendre hommage à ceux, qui, en restant en filigrane de cette page d’histoire, en ont été néanmoins les principaux acteurs. C’est fin juillet 1899, que le professeur de droit, René Bazin, séjourne en Alsace. Initié aux problèmes de l’Alsace par Mgr Freppel, originaire d’Obernai, évêque d’Angers et fondateur de l’Université catholique de l’Ouest, il répondit alors à l’invitation de Fernand de Dartein, et se rendit en Alsace. Parallèlement, Le Journal des Débats, dans lequel René Bazin publiait régulièrement des chroniques depuis quelques années, lui avait proposé d’écrire une série d’articles sur ses voyages à l’étranger. Or depuis qu’en 1871, l’Alsace était devenue un Reichsland, c’est à dire une “Terre d’Empire”, terre appartenant à l’Empire allemand tout entier, la région était restée un pôle d’attraction pour quelques intellectuels français curieux de connaître l’état d’esprit de ses habitants. Car toute la question était bien là : comment les Alsaciens s’accommodaient-ils de leur nouvelle vie ? René Bazin avait très souvent abordé ce sujet avec l’un de ses amis, Fernand de Dartein, qui était aussi l’une des personnalités alsaciennes les plus remarquées de Paris. Ce dernier lui avait longuement expliqué que les Alsaciens avaient énergiquement protesté contre l’annexion qui faisait d’eux des citoyens allemands sans qu’on les eût consultés. Pour redevenir français, ils devaient “opter” pour la nationalité française et quitter la région. Or, émigrer en France, c’était perdre ses amis, se couper de sa famille et trouver un nouveau travail. Mais à cela s’ajoutait surtout le problème de la langue, car si la bourgeoisie était parfaitement bilingue, la majeure partie de la population parlait le dialecte et s’exprimait difficilement en français. L’option fut, d’une manière générale, choisie par les élites. Par la suite, lorsque le mouvement protestataire initial se fut essoufflé, il était toujours resté l’un ou l’autre irréductible pour provoquer ou mettre en garde les autorités prussiennes contre une politique jugée trop opprimante. Ainsi, en 1895, le démocrate Jacques Preiss, protestant élu avec l’appui des catholiques, avait averti dans un discours au Reichstag (Diète de l’Empire) à Berlin : “Dans le cœur de la jeunesse alsacienne, il y a avant tout un sentiment plus fort que tous les autres, le sentiment de la dignité personnelle, le sentiment de sa propre valeur qui ne le cède à personne ; et vous verrez Messieurs, si vous ne voulez pas introduire un régime plus libéral, que de cette jeune génération sortiront une opposition et une résistance contre l’assimilation beaucoup plus fortes que celles que vous avez jamais connues depuis 1870.” Le prince de Hohenlohe-Langenburg, originaire du Wurtemberg, nommé en Alsace à ce moment-là, avait entendu cet avertissement : pratiquant une libéralisation lente du régime, il avait ouvert le gouvernement à des Alsaciens et modernisé les cadres juridiques. Cependant, certains Alsaciens revendiquaient désormais une “culture alsacienne” qui ne se voulait ni allemande ni française. Le groupe de Saint-Léonard, en particulier, réuni autour de l’artiste Charles Spindler avait commencé à faire parler de lui en publiant “Les Images alsaciennes” auxquelles avait succédé une magnifique revue, La Revue alsacienne illustrée. René Bazin était par conséquent parti de Paris avec l’intention de rédiger un livre sur la situation alsacienne, et à Strasbourg, il prit contact avec l’abbé Ferber, rédacteur en chef de L’Elsaesser, le chanoine Muller-Simonis et le docteur Pierre Bucher. Puis, il retrouva à Ottrott Fernand de Dartein, se rendit en sa compagnie chez Charles Spindler à Saint-Léonard, retourna à Schiltigheim où il fit la connaissance du célèbre restaurateur et mécène Auguste Michel, flâna à Obernai, pays natal de Mgr Freppel, alla saluer à Issenheim le mécène et artiste Georges Spetz, visita Colmar et Mulhouse, et poussa jusqu’à Belfort d’où il reprit le train de nuit pour Paris, en date du 5 août. Cette première visite donna lieu à la publication, le 10 septembre 1899, dans Le Journal des Débats, d’un article intitulé: Une journée en basse Alsace, article dans lequel René Bazin donnait la parole aux Alsaciens qu’il avait rencontrés, et insistait sur la renaissance artistique régionale, citant les noms de Léon Hornecker, Braunagel, Koerttgé, Stoskopf, Lothaire von Seebach, Marzolff et Spindler. Il mentionnait également les réunions artistiques et littéraires qui, sous le nom de Kunschthafe (pot des arts), se tenaient régulièrement au Schlössel (petit-château) à Schiltigheim, chez Auguste Michel, en précisant que durant ces réunions, on ne parlait que le français. Le docteur Bucher fut le premier à féliciter René Bazin pour son article avant d’en adresser copie à Charles Spindler, afin qu’il puisse se rendre compte combien l’écrivain appréciait son travail : “Nulle part, avait en effet concédé Bazin, je n’ai rencontré une plus large collaboration de la matière, un plus grand amour, une plus intime divination du bois...” Le sentiment de René Bazin devait d’ailleurs se trouver conforté lors de l’exposition universelle de 1900, au cours de laquelle Charles Spindler remporterait le premier prix pour son salon de musique en marqueterie. Ayant ainsi rapporté de ce premier voyage en Alsace la conviction que les Alsaciens avaient gardé un profond attachement pour la France et qu’il y avait bien là matière à écrire un roman, René Bazin en ébaucha les lignes maîtresses et revint à Strasbourg en novembre 1899 afin d’y mener une enquête plus approfondie. Il avait à cœur d’être le plus précis possible, et voulait absolument éviter une chose : qu’on lui reproche d’avoir transposé des Parisiens dans la plaine d’Alsace. Lors de ce second voyage, son guide le plus précieux fut le docteur Bucher. Il prit beaucoup de notes en sa compagnie. Tenant absolument à avoir des détails qui sonnent justes, et ayant entendu parler d’une histoire vraie, l’arrivée imprévue de l’empereur Guillaume II à Strasbourg quelques années auparavant, René Bazin manifesta le souhait de s’en inspirer et avant de quitter Strasbourg, chargea Pierre Bucher de lui fournir de la documentation. Quelques semaines plus tard le docteur faisait parvenir à l’écrivain tous les détails de l’histoire qui devint sous sa plume une nouvelle : Le guide de l’Empereur, publiée dans Le Correspondant du 25 juillet 1900. Indéniablement, ce texte préparait le public aux Oberlé. Dans cette nouvelle en effet, René Bazin évoquait la vie brève et simple d’un soldat, qui, de cœur et de sensibilité français rendait son dernier soupir sous l’uniforme allemand, victime de la fatalité qui planait au-dessus des rivalités nationales. Ces quelques pages furent ou très sévèrement jugées, ou louées à l’extrême. Les éloges, cependant, furent les plus nombreux. Le docteur Bucher, quant à lui, félicita René Bazin, ne trouvant qu’une seule erreur de détail concernant le salut militaire, qu’il s’empressa de lui notifier. Dès lors, René Bazin continua à travailler sur son roman dans lequel il mettait en scène une famille alsacienne au sein de laquelle le père Joseph, industriel rallié, faisait éduquer ses enfants à l’allemande, tandis que le grand-père, Philippe, ancien député protestataire, restait fidèle à la France. Le fils de famille, Jean, s’éprenait d’une jeune Alsacienne, Odile Bastian, dont la famille ne voulait pas d’un mariage avec le fils d’un rallié. Ce mariage devenait véritablement impossible lorsque Lucienne Oberlé, sœur de Jean, annonçait son intention d’épouser un officier allemand. Arrivait ensuite le moment où Jean, convoqué sous les drapeaux, ne pouvait supporter de devoir porter l’uniforme allemand et décidait de déserter. Le fiancé allemand de sa sœur, von Farnow, apprenant la nouvelle, abandonnait Lucienne. Cette situation reflétait toutes les tensions qui pouvaient surgir au sein des familles alsaciennes. René Bazin avait parfaitement analysé la situation. Ayant compris le parti qu’il y avait à tirer de ce projet, ses amis alsaciens ne ménagèrent pas leurs efforts pour lui fournir la documentation dont il avait besoin. Chacun aida René Bazin à sa manière : Fernand de Dartein insista sur les traits particuliers du caractère alsacien et lui signala les articles d’autres écrivains, tandis que Charles Spindler envoyait des photographies de meubles et de décors d’intérieur. Pierre Bucher décrivait sur des pages entières l’ambiance militaire et agrémentait ses textes de dessins d’uniformes. Il dressait des portraits aussi différents que celui “du savant”, “du fonctionnaire”, “de l’industriel”, et “du commerçant allemand”. Féru de botanique, il énumérait la flore du mont Sainte-Odile, celle du grès vosgien, donnait de nombreux détails topographiques et proposait différents noms pour les fermes de plaine et de montagne. De fait, René Bazin devait le reconnaître plus tard : “nul ne m’aida avec un dévouement plus patriotique que le docteur Bucher”. Le volumineux courrier reçu par l’écrivain, (le dossier Oberlé se compose de 136 pièces) abordait tous les aspects de la vie quotidienne : l’armée, les élections politiques, la vie étudiante, les différences entre les tempéraments alsaciens et allemands, la vie à la ville et dans les campagnes, la chasse, les cafés, le théâtre alsacien, pour n’en citer que quelques-uns. Ayant ainsi sous la main le matériau nécessaire à la rédaction de son roman, René Bazin ne revint en Alsace qu’un an et demi plus tard, en avril 1901, afin de soumettre son manuscrit à des lecteurs alsaciens et de peaufiner la fin de l’ouvrage. Pour lui faire honneur, ses amis lui dédièrent la XXVIe réunion du Kunschthafe et l’écrivain les remercia en portant un toast à Spindler et à l’Alsace qu’il appela “sœur fidèle”. Il ne séjourna dans le Reichsland que du 13 au 17 avril, mais utilisa le maximum de son temps à parfaire son roman. Tout d’abord, il fit lecture de son texte au docteur Bucher et à deux autres jeunes gens (dont nous ignorons l’identité), et il nota scrupuleusement sur plus de dix pages tout ce que lui indiquaient ses lecteurs. Au dernier chapitre, cependant, un problème se posa : René Bazin et ses amis alsaciens n’arrivaient pas à se mettre d’accord quant à l’endroit de la désertion. Le hasard voulut alors que la maîtresse de maison reçut la visite d’une jeune fille à qui on expliqua le problème. Elle proposa son aide et quelques heures plus tard, l’écrivain, accompagné de ses lecteurs, se retrouva dans les Vosges, arpentant à travers hêtres et sapinières, les chemins des contrebandiers. Finalement, le choix des promeneurs s’arrêta sur le Donon. Là, des repérages minutieux furent faits, René Bazin allant jusqu’à mesurer mètre en mains, la distance à laquelle il placerait ses personnages. De retour à Paris, René Bazin adressa son manuscrit achevé à la Revue des Deux Mondes, sous le titre : Notre soeur perdue. Mais Brunetière, directeur de la revue, montra de grandes réserves sur ce titre, soulignant qu’il apparaîtrait en Allemagne comme un brûlot. Il proposa qu’on lui donne plutôt le nom des personnages principaux, ce que René Bazin finit par accepter, non sans avoir résisté. Pierre Bucher qui avait pris en mains la direction de la Revue alsacienne Illustrée, afin d’en faire un organe de sauvegarde de la culture française, lui fit savoir : “ Votre roman est important, car si je suis d’avis que les Français, actuellement, ne peuvent tenter de nous reconquérir, il faut qu’ils ne nous oublient pas. Le plus grand service à rendre à l’Alsace, c’est d’en parler aimablement, pour donner envie d’aller la voir. Les Français doivent venir nombreux : vous charmez et vous attirez. (...) Il faut que les Alsaciens puissent toujours comparer ! Alors ils continueront à vouloir rester français et leurs fils à le devenir. Voilà pourquoi nous faisons tant d’efforts pour maintenir la Revue Alsacienne. Elle a une haute importance : elle est un lien qui nous attache à la France, elle l’empêche de nous oublier et nous y fait connaître. Elle laisse entrevoir nos pensées secrètes ; en apportant de la bonne littérature française, elle en fait apprécier les auteurs, elle invite à les lire, elle est un pionnier de la langue française et de son génie, elle aide à nous maintenir dans le goût et dans l’esprit français.” La première partie du livre, qui fut d’abord publiée dans La Revue des deux Mondes, le 15 mai 1901, suscita tout de suite en Alsace un intérêt particulier. ”L’impression dans le pays ?, écrivit Pierre Bucher, On est surpris, attentif et impatient de la suite,; les Alsaciens sont devenus si méfiants : il a paru tant de romans qui sous prétexte de nous excuser, dépeignaient des cas isolés et nous ont fait beaucoup de mal et de peine. Leur joie sera d’autant plus grande qu’ils se sentiront cette fois bien compris. (...) En ce moment un vent de libéralisme souffle sur le peuple allemand. Il provient d’un mécontentement assez général des actions autoritaires de l’empereur. C’est une raison pour que, dans le pays ici, votre roman irrite moins d’Allemands et en contente même quelques-uns.” En fait, lorsque le roman parut, ce fut un véritable raz de marée. Voici qu’un Français parlait de l’Alsace plus de trente années après l’annexion, et qu’il décrivait comme s’il l’avait lui-même vécue une situation dont tout le monde se doutait mais qui jusque-là n’avait pas été évoquée avec une telle justesse. Voici qu’à Paris on semblait encore s’intéresser à ces Alsaciens, qui décidément ne se résignaient pas. Le livre atteignit tout de suite un fort tirage : 18000 exemplaires pour les mois d’octobre et de novembre 1901, ce qui fit écrire au docteur Bucher : “Il est inutile, n’est-ce pas, d’insister encore sur le succès général du livre ? En Alsace, c’est de même et il n’est bientôt personne, sachant le français, qui ne l’ait lu. Aucun volume sur l’Alsace n’a vu d’enthousiasme pareil, tout le monde en parle, le discute, le commente, et c’est une véritable marche triomphale. Et elle n’est pas finie. (...) Quel que soit le succès du livre par ailleurs, il a révélé l’âme de la jeune Alsace, il a dévoilé le formidable drame des consciences, il a prouvé aux jeunes Alsaciens que la France les comprend et compatit avec indulgence à leurs maux.” Bien qu’ayant pris soin de ne pas décrire physiquement Pierre Bucher dans son roman, les propos de Jean Oberlé ne pouvaient prêter à confusion pour quelqu’un qui connaissait bien le docteur. Maurice Barrès ne fut pas dupe, qui écrivit : “Et vraiment, ce Bucher, notre Bucher est un héros moral, votre Jean”. De fait, René Bazin avait repris presque fidèlement certains textes envoyés par Pierre Bucher. Parmi eux, “Une profession de foi de Jean à son oncle”, compte parmi les documents originaux les plus significatifs. De même, le chapitre intitulé “Jean dit Carolis”, ne put être écrit que grâce à Pierre Bucher. Cependant, et bien qu’il ne l’ait pas fait savoir ouvertement, Pierre Bucher aurait aimé que le héros du livre, Jean Oberlé, ne déserte pas. Il s’en ouvrit à Maurice Barrès, qui dans un article du Figaro du 16 novembre 1901, intitulé “Les Annexés”, conclut en effet : “Jean Oberlé, généreux garçon que je salue avec respect, voulez-vous être un héros ? Ne quittez point l’Alsace !” Fernand de Dartein était, quant à lui, enthousiasmé par l’ouvrage et Charles Spindler confirma : “L’impression qui se dégage de votre beau livre est bien alsacienne (...) Il est de tous les romans parus sur l’Alsace depuis la guerre celui qui met le mieux les choses au point, et je ne parle pas du mérite littéraire de l’œuvre...” René Bazin reçut aussi des félicitations d’Emile Sorel, de Ludovic Halévy, de Sully Prudhomme et de Paul Deschanel pour n’en citer que quelques-uns. Le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts passa une commande officielle de trois cent exemplaires, les éditions Delagrave commandèrent une édition pour la jeunesse et les éditions souhaitèrent de nouvelles illustrations. L’écrivain reçut également des propositions de mises en scène de théâtre, d’autres pour un opéra. Devant ce succès, en 1902, il fut décidé de faire paraître une édition de luxe, et Bazin souhaitant que le livre soit illustré par un artiste alsacien, s’en ouvrit à Pierre Bucher, qui lui répondit : “Je suis très heureux de votre bienveillante proposition de faire illustrer le livre par nos artistes. Cependant il ne serait guère possible de confier cette besogne à quelques-uns d’entre eux : Hornecker est médiocre illustrateur, Koerttgé ne sait pas dessiner les personnages et en règle générale ce serait, je crois, d’une déplorable dissonance de styles. Il me semble que l’illustration devrait être confiée à un artiste unique. Spindler est le seul qui soit à la hauteur de cette tâche. Je lui ai écrit aussitôt et il accepterait volontiers la commande, non parce qu’il y trouve un intérêt matériel - il se fait payer très cher ses dessins - mais parce qu’il est amoureux du livre et qu’il s’attacherait à cette besogne avec tout son cœur d’Alsacien.” Charles Spindler accepta effectivement la proposition, mais il avait la tête à autre chose: il songeait à se marier et son travail prit un retard inévitable. Pierre Bucher, quoique contrarié, s’efforça d’arrondir les angles. Ce fut également en cette année 1902 que René Bazin prit la décision de faire jouer Les Oberlé au théâtre. L’un des acteurs, Coquelin aîné, vint alors en Alsace pour y rencontrer Charles Spindler car il souhaitait faire des études de décors et de costumes sur place. Pendant ce temps, René Bazin préparait le texte d’une conférence sur le thème de l’âme alsacienne. Une fois de plus, ce fut à Pierre Bucher qu’il soumit son travail. Celui-ci ne trouva que de petites fautes, mais insista pour que Bazin fasse allusion au Musée alsacien : “Il m’a coûté assez de peine et de soucis pour mériter d’avoir sa place dans votre conférence,” écrivait-il. Bazin accéda à cette demande et expliqua : “Nous avons une parenté avec la terre qui nous porte”, reconnaissant que la terre d’Alsace était faite d’apports successifs des civilisations allemande et française, amis soulignait que “la patrie n’est point une division administrative et qu’il y a dans ce qui la constitue, un élément divin, - sentimental dirions-nous plutôt -; qui échappe à nos prises et qui déjoue nos calculs.” Le public manifesta pour cette conférence, qui fut publiée sous forme de brochure, un très grand intérêt. Mais ce fut bien l’éclatant succès des Oberlé qui contribua à l’élection de René Bazin à l’Académie française le 15 juin 1903. Il y fut reçu le 28 avril 1904. Néanmoins, la pièce de théâtre, adaptée du roman, ne put être jouée pour la première fois au théâtre de la Gaîté, à Paris, que le 17 novembre 1905. René Bazin, dans son soucis de faire participer des Alsaciens à la réalisation de son œuvre, avait en effet souhaité s’assurer la collaboration de Marie-Joseph Erb. Pour cette tâche encore, c’était vers Pierre Bucher qu’il s’était tourné. Mais le docteur lui avait fait savoir : “Le compositeur Erb a des scrupules, il craint que la représentation des Oberlé ne soit l’objet de démonstrations patriotiques qui auraient leur contrecoup en Alsace. Là, il n’a pas tort, et il faut s’avouer que dans ce cas, il aurait non seulement tous les Allemands à dos, mais que la police pourrait bien s’en prendre à lui. (...) J’ai dû l ’approuver quand il m’a déclaré ne pouvoir céder ses compositions que sous un pseudonyme qui serait par ex. : “Jean Colmar”. Encore faudrait-il le garantir contre les indiscrétions des journalistes...; quant à moi, mon vif souhait serait évidemment de faire collaborer Erb, malgré son pseudonyme.” Finalement, Erb céda bien à René Bazin sa composition musicale intitulée Le Nœud noir des filles d’Alsace, mais sous l’identité de Jean Colmar. En même temps qu’il aidait René Bazin à maintenir Les Oberlé, sur le devant de la scène, Pierre Bucher avait accepté de servir de modèle à Maurice Barrès pour son roman Au service de l’Allemagne, qui fut publié en cette même année 1905. Dans ce roman-là, à l’inverse de ce qui s’était passé dans Les Oberlé, le héros principal, Ehrmann, ne désertait pas, mais acceptait de rester en Alsace pour sauvegarder la culture française. Après le succès des Oberlé, René Bazin ne revint en Alsace que rarement, mais il garda le contact avec ses nombreux correspondants, recevant, par exemple, un exemplaire dédicacé de l’édition de luxe des Légendes d’Alsace de Georges Spetz. Et ce fut grâce l’écrivain, qu’en cette même année, l’Académie française couronna la Revue Alsacienne illustrée. “Je suis très heureux de ce prix qui consacre notre publication et qui lui fait l’honneur de la comprendre parmi les ouvrages les plus propres à honorer la France” lui avait écrit Pierre Bucher, avant de l’accueillir à Strasbourg pour une conférence portant sur le thème de la femme dans le roman français. A partir de 1906, souhaitant se consacrer à d’autres travaux et pensant, à juste titre, qu’il avait fait ce qu’il avait à faire pour la cause alsacienne, René Bazin espaça ses relations avec l’Alsace. En 1908, il reçut une lettre de Pierre Bucher qui mentionnait : “Votre célébrité s’accroît partout, même en Allemagne...”. Les deux hommes ignoraient alors qu’ils ne se reverraient qu’en pleine guerre, en 1915, à Réchésy, petit village situé à l’extrême sud du Sundgau, où le docteur Bucher, engagé volontaire dans l’armée française, y dirigeait un centre de renseignement spécialisé dans l’analyse de la presse allemande. A ce moment-là, René Bazin travaillait sur un nouveau roman, Les nouveaux Oberlé. Une fois de plus Pierre Bucher lui apporta tout son soutien en mettant à sa disposition certains dossiers. ”II est juste de dire, soulignera Leighton, que sans Bucher ce livre n’aurait jamais pu être écrit.” Le roman ne fut terminé qu'en 1919. A sa sortie, Bazin revint en Alsace, revit Pierre Bucher et Charles Spindler et consigna les conversations qu’il eut avec ce dernier. Elles devaient paraître dans un futur ouvrage : ”Notes sur un amateur de couleurs.” Nous ne savons pas comment René Bazin apprit la mort brutale de Pierre Bucher, des suites d’une blessure de guerre, qui survint le 15 février 1921, mais quelques mois plus tard, le 9 juin 1921, il lui rendit publiquement rendit hommage lors du congrès national des écrivains : “Messieurs de la chère Alsace, dites autour de vous que nous avons au cœur un regret bien fort de Pierre Bucher, une reconnaissance infinie pour ce long sacrifice à la patrie française, qui fut la vie de ce compatriote ; dites aussi que vous avez trouvé à Paris, au congrès national des écrivains, autant d’amis qu’il y avait là d’hommes assemblés.” Point culminant de la carrière de René Bazin, Les Oberlé continuèrent à être vendus jusque dans les années 1950, et lorsqu’il rédigea sa thèse en 1953, Joseph Harlan Leighton lança cette affirmation : ”C’est l’avenir qui décidera si Les Oberlé sont condamnés à l’oubli ou s’ils resteront dans la littérature française.” Plus d’un siècle après la première publication du livre, la réédition des Oberlé permet au lecteur de comprendre et de revivre ces heures de drame et de tendresse qui évoquent à jamais une page d’histoire. D’Alsace, octobre 2002. Gisèle LOTH